Retour

Comment les séries télévisées peuvent faire évoluer les habitudes alimentaires

CHARRY Karine

Professeur Karine Charry

D’après une interview de Karine Charry, professeur de marketing, et son article « Product placement and the promotion of healthy food to pre-adolescents » (International Journal of Advertising, nº 33, 2014).

Intégrer dans les séries télévisées suivies par les préadolescents,  des scènes – à la fois visuelles et audio de consommation d’aliments bons pour la santé – peut les inciter à adopter des habitudes alimentaires plus saines. Ce constat vient contrecarrer un autre postulat selon lequel les placements commerciaux seraient plus convaincants lorsqu’ils sont communiqués uniquement via des placements visuels.


Biographie

Karine Charry, professeur de marketing à l’IÉSEG, enseigne le comportement des consommateurs, la persuasion et le marketing social au niveau master. Sa carrière débute en Belgique où, pendant 10 ans, elle a occupé diverses fonctions (gestion de produit, de marque et responsabilité sociale de l’entreprise). Elle est titulaire d’un doctorat en économie appliquée et management de la Louvain School of Management (Belgique).


Méthodologie

Des vidéos de 90 secondes, tirées d’une célèbre série TV, avec deux placements intégrés d’aliments sains ont été diffusées à 72 enfants âgés de 8 à 11 ans. 37 d’entre eux ont été exposés uniquement à des placements visuels (composante unimodale) ; les 35 autres ont été exposés à des placements auditifs et visuels (bimodaux). Tous ont ensuite répondu à des questionnaires qui ont révélé leur propension à faire des choix alimentaires sains. Les participants exposés aux placements bimodaux étaient 71,4 % plus enclins à faire par la suite des choix alimentaires sains.

Depuis 2009, Karine Charry étudie la prévention de l’obésité et en particulier les moyens de mettre le marketing au service de cette démarche dite « prosociale ». « Dans cette étude, nous nous sommes penchés sur une pratique extrêmement répandue en marketing à objectif commercial : le placement de produits », précise-t-elle.

Cette technique, de plus en plus plébiscitée, a été très largement utilisée au cours de ces dix dernières années. Sachant qu’une étude antérieure révèle que les placements à composante unimodale (communication uniquement visuelle) sont plus efficaces que les placements bimodaux (communication visuelle et audio) en matière de promotion de produits de marque, Karine Charry s’est demandée si ce schéma valait également pour les placements, plus subtils, de produits sans marque. Réponse avec cette recherche dans laquelle elle étudie l’impact des placements de produits sains, sans marque sur les choix alimentaires des preadolescents.

La Préadolescence : une étape clé pour l’autonomie et la capacité à faire des choix

« La préadolescence est une étape charnière dans le développement : c’est à ce moment que les enfants prennent leur autonomie, explique Karine Charry. Ils développent leurs préférences et construisent leurs habitudes. Pourtant, ils sont encore très influençables. » Les goûts des enfants plus jeunes, eux, changent en permanence et ceux qui ont résolument mis le pied dans l’adolescence résistent beaucoup plus à l’influence (en dehors de celle des pairs).

« Concrètement, les 8-12 ans acquièrent une plus grande autonomie. Ils commencent à recevoir de l’argent de poche pour acheter de quoi grignoter et, nous le savons tous, les enfants préfèrent ce qu’ils peuvent choisir eux-mêmes. Par ailleurs, ils intègrent très bien la question de l’image et sont sensibles à celle qu’ils projettent. À travers cette étude, nous voulions comprendre si des placements de produits pouvaient avoir un effet positif sur l’image que les enfants se font d’une alimentation saine et si cela pouvait faire une vraie différence dans leurs choix alimentaires. »

Résultat : voir dans une émission de TV un personnage qu’ils aiment manger des aliments sains incite les préadolescents à choisir eux-mêmes des aliments similaires. Au vu de l’efficacité déjà prouvée des placements de produits auprès des adultes et des enfants plus jeunes, Karine Charry s’attendait bien sûr à un résultat positif, mais elle a été surprise par l’ampleur de l’impact constaté. « Les vidéos étaient courtes. Elles ne duraient pas plus de 90 secondes, avec seulement deux placements d’aliments sains, et n’étaient visionnées qu’une seule fois. » Pourtant, les préadolescents étaient presque 72 % plus enclins à choisir des aliments sains à l’issue du visionnage.

Pour Karine Charry, un tel résultat est le fruit de trois facteurs conjugués : l’avantage fondamental des placements sans marque, auxquels les individus n’opposent pas la même résistance ou n’accordent pas la même analyse qu’aux publicités classiques ; le besoin d’imiter le comportement d’un personnage que l’on aime, ce qui explique d’ailleurs pourquoi la promotion de produits de marque par des personnalités fonctionne si bien ; et, enfin, le « simple effet de l’exposition ».

« Lorsque les individus sont exposés à quelque chose, même brièvement, cela crée un sentiment de familiarité. Or, nous avons tous tendance à préférer le connu à l’inconnu. Par exemple, les individus en voyage sont plus susceptibles d’acheter une marque de dentifrice ou de shampooing qu’ils connaissent que d’essayer une marque locale. »

Promouvoir une alimentation saine

Les autres résultats de cette étude portent sur les conditions qui favorisent l’efficacité des placements. Pour prôner les vertus de choix alimentaires sains, avoir recours à la fois à des placements à composante vidéo et audio (bimodaux) — par exemple, une vidéo avec bande son d’un mauvais garçon attachant qui attrape un bâtonnet de carotte et affirme « Moi aussi je veux de la carotte ! (Puis on l’entend croquer) » — est nettement plus efficace qu’un simple placement visuel de produits sans marque.

Karine Charry explique : « Nous avons interrogé les enfants qui avaient visionné les vidéos avec les placements bimodaux sur leur perception des personnes adoptant une alimentation saine ; puis, nous avons comparé leurs réponses à celles du groupe témoin. Nous avons constaté qu’il était effectivement utile pour les enfants de voir une alimentation saine présentée sous un angle positif à la télévision. Les enfants sont sensibles à l’image qu’ils projettent ; donc, voir un personnage qu’ils apprécient manger des aliments sains les aide à imaginer qu’ils seront eux-mêmes perçus comme plus cool s’ils adoptent le même comportement. »

Karine Charry souligne qu’il est important d’encourager les préados, de manière subtile et surtout pas condescendante, à prendre de bonnes décisions quant à leur alimentation. Et pour ce qui est de la question éthique de savoir s’il convient de persuader de manière délibérée nos chères têtes blondes, elle répond : « Nous avons interrogé les parents et ils sont prêts à accepter, voire à soutenir, la persuasion lorsqu’ils estiment que la finalité le justifie. » Et en matière d’alimentation saine et de prévention de l’obésité, la question ne se pose pas.

Prosocial vs procommercial 

« Je ne conseillerais à personne d’appliquer les conclusions de cette étude à la promotion de marques car nous avons découvert des différences entre la promotion de produits de marque et de produits sans marque », explique Karine Charry.

Par ailleurs, les cadres temporels pour ces deux types d’objectifs sont très différents. Pour ce qui est des comportements prosociaux, l’efficacité de la persuasion est difficile à estimer car l’impact positif du comportement souhaité n’est pas visible avant un long moment, à supposer qu’il le soit un jour. Les individus ne peuvent profiter immédiatement du bénéfice environnemental lié à l’utilisation de produits d’entretien écologiques, par exemple.

De même, l’impact d’une alimentation saine (maintenir un poids santé, maîtriser son taux de cholestérol et éviter les maladies cardiaques) se joue à long terme. « Il n’y a en revanche aucune raison de penser que les méthodes de placement de produits exposées dans cette étude n’offriraient pas les mêmes résultats positifs si elles étaient appliquées à d’autres objectifs comme la promotion de produits écologiques ou à la lutte contre le tabagisme. D’autres études ont produit des résultats comparables pour ce qui concerne le tabac, quoiqu’auprès d’une cible plus âgée. »

Bien que cette étude ait été réalisée dans une école primaire française, Karine Charry réfute l’idée selon laquelle la France serait épargnée par les problèmes d’obésité grâce à une culture gastronomique qui favorise une alimentation saine. « L’obésité est un fléau mondial, même si certains pays sont aujourd’hui plus durement touchés que d’autres. Il est important de contrebalancer les publicités qui font la promotion d’aliments non sains par des initiatives qui, elles, prônent de manière efficace une alimentation équilibrée. »


Applications pratiques

Cette étude offre des conclusions précieuses pour les dirigeants d’entreprise, les responsables de politiques publiques et les scénaristes. Elle appelle à une attitude responsable, compatible avec les intérêts commerciaux.

  • Pour les dirigeants, cette étude clarifie une différence clé entre les placements de produits de marque et de produits sans marque. Elle montre par ailleurs que la promotion de produits ou comportements prosociaux est plus efficace avec des placements bimodaux qu’avec des placements unimodaux.
  • Face à la menace que représente l’obésité, les pouvoirs publics et les entreprises ayant un certain poids dans l’industrie du divertissement pourraient agir en demandant le placement de produits sains dans des programmes sponsorisés ciblant un public de préadolescents.
  • Les scénaristes peuvent comprendre comment introduire, de manière subtile mais délibérée, des aliments sains dans leurs scenarii et avoir ainsi un impact positif sur la société.