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Quand les cultures de l’honneur, « de la face » et de la dignité se retrouvent autour de la table des négociations

Professor Jimena Ramirez-Marin

Professeur Jimena Ramirez-Marin

D’après un entretien avec Jimena Ramirez-Marin et Jingjing Yao et leur article « Dignity, face, honor cultures: A study of negotiation strategy and outcomes in three cultures » publié par Soroush Aslani et al. (Journal of Organizational Behavior, 2016).

Les professeurs Jimena Ramirez-Marin et Jingjing Yao ont réalisé sur l’année 2016 une étude comparative portant sur le processus de négociation commerciale faisant intervenir trois cultures différentes : la culture de l’honneur (Qatar), la culture « de la face » (Chine) et la culture de la dignité (États-Unis). Leurs conclusions peuvent éclairer sur la manière d’optimiser la création de valeur lors de négociations internationales.


Biographie

Jimena Ramirez-Marin est professeur assistant en négociations internationales à l’IÉSEG School of Management. Elle est titulaire d’un doctorat en psychologie du travail et des organisations de l’Université de Séville.

Professor JingJing Yao

Professeur Jingjing Yao

Jingjing Yao est professeur assistant en négociations internationales à l’IÉSEG School of Management. Il est titulaire d’un doctorat en management organisationnel de l’Université de Pékin.


Méthodologie

Les deux chercheurs ont recueilli des données issues de simulations de négociations en face à face réalisées avec des étudiants de premier cycle en sciences sociales et humaines de prestigieuses universités de trois pays choisis pour être représentatifs des cultures de l’honneur, de la face et de la dignité (respectivement le Qatar, la Chine et les États-Unis). Ils expliquent que le modèle prototype qu’ils ont utilisé leur a en fait permis de s’éloigner des stéréotypes. Comme le précise Jimena Ramirez-Marin : « L’idée est d’identifier la tendance prédominante dans chaque culture, mais il y a toujours des écarts au niveau de la mise en œuvre ».

L’étude s’attaque à certaines lacunes dans le corpus académique sur les négociations interculturelles, comme l’absence de travaux sur les comportements de négociation dans les cultures du Moyen Orient et la contradiction entre les théories traditionnelles et les preuves qui s’accumulent sur les stratégies de négociation effectives et leurs résultats en Asie de l’Est.

« Nous avons choisi le Qatar, la Chine et les États-Unis pour leur représentativité de chaque type de culture, leur accessibilité et leur poids économique », explique le professeur Jimena Ramirez-Marin. En d’autres termes, les négociateurs du monde entier peuvent utiliser les conclusions de cette enquête pour orienter leurs stratégies lorsqu’ils s’assoient à la table des négociations avec des représentants de chacun de ces trois grands types de cultures : honneur (Moyen-Orient et Amérique latine), face (Asie de l’Est) et dignité (Europe du Nord-Ouest et monde anglo-saxon).

Trois cultures : honneur, face et dignité

S’appuyant sur les théories traditionnelles, l’étude aboutit à un nouveau cadre d’analyse autour des cultures de l’honneur, de la face et de la dignité. « Dans les trois cas, il s’agit de la conscience de sa propre valeur, autrement dit de l’image que vous vous créez de vous-même. Dans la culture de l’honneur, l’accent est largement mis sur la protection du noyau familial et de la réputation. Votre perception de votre propre valeur est transmise par le regard des autres. Comme j’aime le rappeler à mes étudiants, dans une culture de l’honneur, un « A » n’a aucune valeur tant que votre mère ne l’a pas vu, » explique Jimena Ramirez-Marin.

« La culture de la face se rapproche quant à elle de la culture de l’honneur parce que vous construisez votre perception de vous-même à travers le regard des autres, mais l’accent est mis sur l’humilité, le respect et l’harmonie. Contrairement à ces deux cultures, celle de la dignité accorde davantage d’importance à l’individu qu’à la société. Vous prenez vos décisions par vous-même, de manière autonome ».

Les chercheurs ont constaté que ces différences essentielles impactaient fortement les stratégies de négociation et les résultats. « Il ressort de notre étude que ce ne sont pas toujours de pures motivations financières qui dictent les stratégies de négociation et leurs résultats. Dans les cultures de la face et de l’honneur, la perception de sa propre valeur a plus de poids autour de la table des négociations que dans la culture de la dignité. Elle est dès lors un élément à part entière de l’échange, en superposition de l’enjeu même de la négociation ».

Différentes cultures, différentes stratégies de négociation

Contrairement à ce que veut la théorie traditionnelle, cette étude a montré que les négociateurs des cultures de la face et de l’honneur adoptaient des stratégies plus concurrentielles et moins collaboratives que dans les cultures de la dignité. Les négociateurs issus de ces cultures sont notamment moins enclins au partage d’informations, pourtant essentiel pour mieux comprendre les intérêts de chacun. Ils aboutissent ainsi à une répartition moins équitable des gains et créent globalement moins de valeur que les négociateurs de la culture de la dignité.

« Les Américains se sont révélés plus enclins à la collaboration que les Qataris ou les Chinois : un constat qui va à l’encontre de la théorie traditionnelle collectiviste/individualiste », explique Jimena Ramirez-Marin. Et JingJing Yao de développer : « J’ai moi-même grandi en Chine et je peux confirmer que la réalité est bien différente de ce qu’avancent les théories collectivistes traditionnelles. S’il est peut-être vrai que la collaboration, le respect et l’harmonie sont recherchés entre amis et au sein du noyau familial, lorsqu’il s’agit de négocier de nouvelles relations commerciales, on observe des comportements nettement plus agressifs. Nous ne pouvions pas expliquer ce décalage avec une nouvelle théorie avant d’avoir réuni les données nécessaires, ce qu’a permis de faire notre étude ».

Tout le monde recherche-t-il une solution gagnant-gagnant ?

« Il ne s’agit pas seulement de se montrer compétitif : c’est une question d’état d’esprit », observe Jimena Ramirez-Marin. JingJing Yao poursuit : « Si les Américains parviennent à une répartition plus équilibrée des gains et à une plus grande création de valeur globalement, c’est parce qu’ils abordent la négociation avec la volonté de trouver un terrain d’entente gagnant-gagnant, mais ce type d’équilibre n’est pas toujours reconnu dans d’autres cultures.

Lorsqu’il s’agit de négocier une nouvelle relation commerciale dans une culture de l’honneur ou de la face, le seul résultat admissible peut être une situation gagnant-perdant, car ce qui prime est l’établissement d’une dynamique hiérarchique dans la nouvelle relation ». Dans les cultures de la dignité, en revanche, le postulat de départ est que les deux parties sont sur un terrain d’égalité. Elles sont dès lors plus enclines à adopter des stratégies collaboratives comme le partage d’informations.


Applications pratiques

« L’une des implications pratiques importantes de cette étude est qu’il faut s’attendre à une interaction hautement concurrentielle lorsque des négociateurs bercés par les cultures de la face ou de l’honneur sont assis à la table des négociations, du moins quand il s’agit de s’accorder sur les modalités d’une nouvelle relation commerciale. Les négociateurs peuvent ainsi cibler leur approche et l’orientation de leur stratégie en prévision des comportements concurrentiels qu’ils risquent de rencontrer. Ils peuvent par exemple prendre plus de temps pour développer une relation de confiance avec leur homologue issu d’une culture de la face ou de l’honneur avant de commencer à discuter de la structure de la nouvelle relation à mettre en place ».

Jimena Ramirez-Marin souligne en effet qu’il est important de trouver les moyens de contenir le degré de mise en concurrence dans les négociations impliquant des acteurs issus des cultures de la face et de l’honneur. Les conclusions de leur étude, et d’autres travaux de recherche, peuvent aider à orienter les stratégies que les négociateurs ont intérêt à adopter à travers le monde. « Une autre étude*  a révélé que les négociateurs imprégnés d’une culture de l’honneur étaient dans les faits plus généreux que ceux issus d’une culture de la dignité lorsqu’ils ne se sentaient pas menacés, précise-t-elle. En continuant à étudier comment les normes culturelles façonnent les comportements de négociation, nous pouvons mieux identifier les facteurs qui amélioreront les résultats. Les négociateurs peuvent exploiter les conclusions des études comme la nôtre pour éclairer les stratégies qu’ils adoptent dans les négociations, et ainsi créer plus de valeur et construire des relations plus stratégiques et efficaces sur le long terme ».


*« The Good News about Honor Culture: The Preference for Cooperative Conflict Management in the Absence of Insults », par Fieke Harinck, Saïd Shafa, Naomi Ellemers et Bianca Beersma (Negotiation and Conflict Management Research, vol. 6, n°2, mai 2013).


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