Expérience personnelle et préférences d’achat : le cas des produits de luxe
D’après un entretien avec Barbara Slavich et Gwarlann De Kerviler de l’IÉSEG et l’article « Self-referencing narratives to predict consumers’ preferences in the luxury industry: a longitudinal study » (Journal of Business Research, 2015) – par Caroline Ardelet (Université de Paris Ouest Nanterre), Barbara Slavich et Gwarlann De Kerviler (IÉSEG)
Passant au crible les réactions de femmes invitées à tester un parfum, produit de luxe par excellence, les chercheurs observent que celles associant une fragrance à une expérience personnelle sont davantage susceptibles de porter leur choix sur le parfum concerné. Ce constat, qui devrait valoir pour d’autres produits haut de gamme, aide à anticiper les préférences des consommateurs sur le marché du luxe.
Biographies
Barbara Slavich est professeur en management à l’IÉSEG dont elle a rejoint les rangs en 2010. Elle a auparavant officié à l’université Bocconi et à la SDA Bocconi School of Management. Elle est titulaire d’un doctorat de l’école de commerce ESADE et de l’Université de Ca’Foscari (Venise), Italie.
Barbara Slavich intervient notamment dans le cadre des formations sur mesure Executive Education et dans le cadre de l’Executive MBA de l’IÉSEG.
Gwarlann De Kerviler a rejoint l’IÉSEG en 2013, où elle est professeur en marketing. Elle a auparavant occupé un poste de Manager CRM chez Staples et de Manager marketing chez Danone. Elle est titulaire d’un doctorat de l’université Paris Dauphine et d’un MBA de la Harvard Business School. Gwarlann De Kerviler iintervient notamment dans le cadre des formations sur mesure Executive Education et dans le cadre de l’Executive MBA de l’IÉSEG.
Méthodologie
Cette étude empirique a été menée en France dans une parfumerie, auprès de 529 clientes âgées de 20 à 50 ans qui se sont vu remettre de manière aléatoire des échantillons pour tester des fragrances présentées comme étant des nouveaux parfums des marques Nina Ricci, Lancôme ou Chanel. Lesdits parfums avaient été créés par Firmenich en reprenant l’identité olfactive de chacune de ces marques. Toutes les participantes ont répondu à un test d’association libre : les 464 femmes qui ont réagi de manière neutre ou positive ont ensuite été invitées à répondre à une évaluation sur 5 dimensions, puis contactées par téléphone une semaine plus tard.
Le marché du luxe est fondamentalement différent des autres. Les décisions d’achat sont essentiellement dictées par des motivations symboliques et hédoniques, plutôt que par les qualités fonctionnelles du produit. S’il a déjà été démontré que les dimensions subjectives comme la beauté et le plaisir pesaient largement dans les décisions d’achat de produits de luxe, leur impact réel reste difficile à mesurer.
L’étude réalisée par Caroline Ardelet (Université Paris Ouest Nanterre) et par Barbara Slavich et Gwarlann De Kerviler, toutes deux professeurs à l’IÉSEG, aide à y voir plus clair. En analysant les commentaires spontanés de clientes invitées à tester un parfum de luxe, les chercheurs lèvent le voile sur un concept inédit, celui d’un discours qui lie la marque et son histoire personnelle ou « self-referencing narrative ». En analysant ces « self-referencing narratives » il est possible d’anticiper les préférences des consommateurs en matière de produits de luxe.
Une méthodologie innovante, ancrée dans la realité
Barbara Slavich et Gwarlann De Kerviler expliquent que l’étude des préférences des consommateurs s’appuie le plus souvent sur la présentation de scénarios hypothétiques du type « Seriez-vous prêt(e) à acheter X si Y ou Z ? ». « Mais nous voulions cette fois comprendre ce qui se passe vraiment dans la réalité. Nous avons donc décidé de mener notre étude directement dans un magasin ».
Les chercheurs ont ainsi remis aux femmes qui entraient dans la boutique des échantillons de parfum en leur demandant comment elles décrivaient les parfums puis leur choix. L’objectif étant d’évaluer leurs préférences réelles. L’étude était doublement ancrée dans la réalité grâce à un partenariat avec le grand parfumeur Firmenich qui a accepté de créer trois fragrances représentant fidèlement trois marques de luxe bien établies (Nina Ricci, Chanel et Lancôme). On leur a demandé, de la manière la plus neutre possible, de répondre à la question : « À quoi vous fait penser ce parfum ? ».
Leurs réponses ont révélé une différence notable entre les commentaires faisant référence à une histoire personnelle et ceux, plus génériques, du type « ça sent l’herbe ». Résultat : la première catégorie de réactions était corrélée à une préférence nettement plus marquée pour le produit. À l’issue de cette phase dans le magasin, les participantes étaient libres d’emporter chez elles les échantillons si elles acceptaient d’être contactées par téléphone une semaine plus tard. Les chercheurs ont ainsi pu constater que les affinités initiales perduraient à l’issue de ce laps de temps. « Les premières impressions sont celles que l’on retrouve à la fin, explique B. Slavich. Les répondantes ont reconfirmé les choix réalisés en magasin ».
Une histoire personnelle déterminante
Le « self-referencing narrative » est un nouveau concept dont on sait aujourd’hui qu’il est déterminant dans la compréhension des préférences d’achat des produits de luxe. Il s’agit de descriptions d’expériences ou des récits personnels, précise G. De Kerviler. Après avoir senti un parfum, une personne peut dire : « Ce parfum me rappelle celui que portait ma grand-mère » ou « Ce parfum me rappelle une journée passée avec des amis l’été dernier ».
À l’opposé, les récits génériques ne sont pas spécifiques à la vie d’une personne ni associés à des événements ou des expériences en particulier. Sur le marché du luxe, il apparaît que ce qui prime est le lien entre la vie personnelle du consommateur et le produit. Forts de ce constat, les professionnels devraient être en mesure de mieux prévoir les achats de produits de luxe en étudiant si les articles déclenchent ou non des émotions ou des commentaires personnels. B. Slavich complète : « Les participantes qui ont mentionné des personnes, des lieux ou des événements spécifiques ont souhaité à la fin emporter le produit chez elles. En revanche, parmi les personnes qui ont simplement aimé la fragrance sans évoquer d’expérience personnelle, rares sont celles qui ont voulu garder le produit ».
Les « Self-rerencing narratives » sont une forme de narration et il n’est donc pas surprenant que les grands noms du luxe, maîtres dans l’art de raconter des histoires, recueillent effectivement des bénéfices de cette compétence. Prenons la campagne de Guerlain pour Shalimar par exemple et son spot, assez long, qui entraîne le spectateur dans un univers exotique et magique peuplé de princes et de princesses. La plupart des gens ayant eu une enfance bercée de contes de fées, il n’est pas étonnant que ce film déclenche un fort pourcentage d’associations personnelles et émotionnelles qui contribuent à augmenter les ventes, alors même que le parfum lui-même est à peine présenté ou mentionné.
L’héritage de la marque en toile de fond
La troisième grande conclusion de cette étude concerne l’héritage de la marque, c’est-à-dire ses racines, ses personnages-clés, ses valeurs, son savoir-faire, ses ramifications régionales, etc. L’héritage de la marque est ce qui fait toute sa spécificité et raconte son histoire bien sûr, mais il joue aussi le rôle de ciment entre les histoires personnelles des consommateurs et une marque donnée. Il a été démontré qu’un héritage de la marque fort décuplait l’impact des « self-referencing narratives ».
Avant de se rendre en magasin, les chercheurs ont mesuré comment était perçu l’héritage des marques Chanel, Nina Ricci et Lancôme ayant inspiré la création des trois nouveaux parfums utilisés pour l’étude. Ces marques ont été classées en fonction de la force de l