Comment promouvoir la RSE dans les grandes entreprises
Basé sur un entretien avec Frank de Bakker et son article “Pitching for Social Change: Toward a Relational Approach to Selling and Buying Social Issues” (Academy of Management Discoveries, 2018), coécrit avec Christopher Wickert (Vrije Universiteit Amsterdam).
Si la responsabilité sociale des entreprises (RSE) est une priorité pour toute entreprise, elle doit être acceptée à tous les niveaux de l’organisation pour pouvoir être concrétisée. Comment les responsables de la RSE peuvent-ils plaider pour un tel changement ? L’étude menée en Allemagne par de Bakker et Wickert révèle différentes tactiques à déployer.
Un long chemin a été parcouru depuis 1970, époque à laquelle l’économiste Milton Friedman a déclaré, dans le New York Times Magazine que « la responsabilité sociale des entreprises est d’augmenter les profits », donnant ainsi le la, en matière d’éthique au sein des conseils d’administration, pour plusieurs décennies.
« Les entreprises ont une conscience de plus en plus aigüe de leur impact sur leur environnement physique et social et sur le fait qu’elles devraient agir en conséquence », déclare Frank de Bakker, professeur à l’IÉSEG.
La RSE est devenue une pratique courante. Toutes les grandes entreprises, y compris les plus grandes sociétés de tabac et compagnies pétrolières, l’ont adoptée, sous une forme ou une autre. Cependant, pour qu’une politique sociale et environnementale ne reste pas une vaine promesse mais soit mise en application, elle doit être adoptée en interne à tous les niveaux de l’organisation. Un tel accomplissement est parfois perçu, par les responsables de la RSE, comme un combat de longue haleine.
La position hiérarchique souvent occupée par les responsables de la RSE est relativement faible (middle management), ce qui constitue une difficulté majeure. « Dans les grandes entreprises, les responsables de la RSE ne font ni partie du top management, ni du personnel de terrain. Ils doivent convaincre leurs collègues aux niveaux de responsabilités, objectifs et profils très différents », explique le professeur de Bakker. Et leurs pairs se montrent souvent sceptiques, peu intéressés, allant même jusqu’à nier les effets positifs des actions menées dans la pratique. Comment les responsables de la RSE peuvent-ils alors faire passer leur message ?
Plaider pour le changement social
Dans un premier temps, Frank de Bakker et Christopher Wickert ont été intrigués car ils pensaient que le rôle joué par un responsable RSE est de contrer la résistance au changement. Ils ont rapidement constaté que ce n’était pas tout à fait le cas. L’étude qu’ils ont menée, basée sur des dizaines d’entretiens individuels avec des responsables de la RSE de multinationales allemandes, a permis de dégager des grandes tendances.
Dans un véritable « marché aux idées », des tensions font surface entre ceux qui visent à promouvoir ces questions (les « vendeurs ») et ceux qui sont censés les prendre en compte (les « acheteurs »). Les chercheurs mettent en évidence différentes méthodes utilisées par les responsables RSE pour convaincre leurs homologues et obtenir des résultats concrets, sans avoir l’air d’être trop insistant. En effet, le professeur de Bakker note la prudence affichée par les personnes interrogées : « Ils marchent sur des oeufs ».
Choisir une approche basée sur la patience et le pragmatisme
Pour mieux comprendre comment les promoteurs de la question sociale interagissent avec les personnes chargées de la prendre en compte, les chercheurs ont d’abord étudié la motivation des premiers et la perception qu’ils ont d’eux-mêmes.
Ceux qui endossent la charge de responsable RSE ont tendance à se montrer insatisfaits du status quo. L’un d’eux a déclaré aux chercheurs : « Nous avons déployé des actions telles que le tri sélectif ou le salaire équivalent entre hommes et femmes. Mais personne ne semble voir que nous pourrions aller beaucoup plus loin. Le plus souvent, tout le monde s’en fiche ».
La frustration ressentie n’est pas perçue comme un motif de démission ou d’abandon, mais plutôt comme une incitation à continuer d’agir comme un acteur du changement. Un autre interviewé voit le département RSE comme la « conscience sociale » de l’entreprise et la considère comme « une ONG interne ». Pourtant, tous insistent sur l’importance d’adopter une position patiente et pragmatique, plus modérée en termes d’attentes par rapport au changement, et moins régie par les idéologies. Leur approche progressive est d’autant plus importante qu’il s’agit d’un sujet de nature sociale et non de problématiques techniques ou économiques, pour lesquelles la valeur économique est plus évidente à appréhender.
Une leçon de stratégie
Les responsables de la RSE ne cherchent pas exercer de pouvoir de manière formelle. Ils essaient de constituer des alliances et d’acquérir progressivement de l’influence. L’accumulation de petites victoires a plus de valeur à leurs yeux que de grands triomphes occasionnels.
L’étude montre une autre stratégie d’engagement : la proximité avec les questions sociales. Par exemple, discuter de l’impact social du choix d’un nouveau fournisseur avec le directeur des approvisionnements ; ramené au niveau émotionnel, cette discussion crée un lien personnel avec le sujet de la responsabilité. Selon l’une des personnes interrogées, « Il s’agit de faire sentir aux gens qu’ils peuvent contribuer à la pérennité à long terme de l’entreprise ». De telles stratégies sont nécessaires pour développer un sens de l’urgence et souligner l’importance du problème, commente Frank de Bakker.
Enfin, les responsables de la RSE apprennent à décoder le comportement des « acheteurs » face aux enjeux sociaux et à adapter en conséquence leur discours, leurs arguments et même leur façon de se vêtir. (L’une des personnes interrogées a déclaré avec humour qu’il valait mieux porter un costume plutôt que de « courir partout comme Jésus avec des bottes de hippie »).
Blagues à part, « les responsables de la RSE doivent se fondre dans leur environnement pour être pris au sérieux et être reconnus comme des partenaires à part entière dans le débat », déclare Frank de Bakker.
Applications pratiques
L’idée principale qui ressort de ce travail de recherche est que la promotion de la question sociale au sein d’une organisation dépend en grande partie du relationnel.
« Il s’agit de bâtir des relations solides avec les ‘acheteurs’, c’est-à-dire les personnes avec lesquelles vous devez travaillez », explique Frank de Bakker. Selon lui, les responsables de la RSE doivent se comporter en « individus sociables » et se montrer à la fois « flexibles et adaptables ».
Méthodologie
Les auteurs ont choisi de conduire leurs recherches en Allemagne parce qu’on y trouve un bon niveau de pression sociale en termes de RSE. Ils ont d’abord conduit, entre 2012 et 2013, 54 entretiens « libres » avec des responsables de la RSE de multinationales allemandes, suivis de 45 entretiens complémentaires. A partir des données qualitatives recueillies, les chercheurs ont constitué des catégories théoriques et ont identifié des thèmes qui permettent de faire émerger des tendances. Ce procédé est connu sous le nom de recherche inductive.
Biographie
Frank de Bakker est professeur en Responsabilité Sociale des Entreprises à l’IÉSEG School of Management de Lille. Avant de rejoindre l’IÉSEG, en 2016, il a enseigné pendant plus de 10 ans au sein du département des Sciences de l’organisation à l’Université libre d’Amsterdam. Le professeur de Bakker est titulaire d’un doctorat en Management de l’Université de Twente aux Pays-Bas.
“Pitching for Social Change: Toward a Relational Approach to Selling and Buying Social Issues” (Academy of Management Discoveries, 2018), Christopher Wickert (VU) et Frank de Bakker (IÉSEG)
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Retrouvez cette recherche dans une vidéo d’animation: https://www.youtube.com/watch?v=Cf225i2oDbM