Des revêtements de sol pour faire ralentir les clients pressés
D’après un entretien avec Nico Heuvinck et son etude* « Altering speed of locomotion » cosignée avec Bram Van den Bergh, Gaby Schellekens et Iris Vermeir (Journal of Consumer Research, 2016).
Cette étude réalisée par Nico Heuvinck, Bram van den Bergh, Gaby Schellekens et Iris Vermeir décrypte comment le secteur de la vente peut influer sur notre vitesse de déambulation dans les magasins. Par exemple, modifier l’écart entre des lignes au sol pourrait nous inciter inconsciemment à rejoindre rapidement le bout des allées : plus l’objectif semble proche, plus le pas s’accélère pour l’atteindre.
Biographie
Nico Heuvinck, professeur assistant en marketing à l’IÉSEG, est titulaire d’un doctorat en marketing et sciences économiques appliquées de l’Université de Gand en Belgique. Ses travaux de recherche portent sur la théorie de l’attitude, le comportement, le processus décisionnel et le jugement du consommateur, la nostalgie et l’ambiance créée dans les espaces de vente.
Méthodologie
Nico Heuvinck et ses collègues ont observé plus de 4 000 consommateurs, en magasin et en laboratoire. Ils ont modifié les marquages au sol pour changer la perception de la longueur des allées et ainsi influer sur la vitesse de déambulation des visiteurs (modifier l’espacement de ces marqueurs change la manière dont la personne perçoit la distance jusqu’à l’extrémité des allées).
L’équipe corrèle ses conclusions à la théorie du gradient de but : plus une personne approche de son but (en l’occurrence le bout de l’allée), plus elle accélère le pas pour l’atteindre. Les chercheurs ont également constaté que plus les consommateurs ralentissaient le pas, plus ils étaient attentifs à leur environnement.
Le secteur de la vente et de la grande distribution utilise différentes techniques pour maîtriser le flux des clients en magasin. La plus courante, la diffusion de musique, peut selon sa cadence influencer le rythme de déplacement des consommateurs. Mais comment faire pour les inciter à accélérer ou au contraire à ralentir le pas en fonction des allées ?
« En tant que responsable de magasin, vous pouvez chercher à faire ralentir les clients dans les rayons des produits les plus rentables pour vous, pour leur donner le temps de bien voir ces articles et la publicité sur le point de vente qui les met en avant. À d’autres endroits, comme à l’entrée du magasin, il faut au contraire miser sur un déplacement rapide pour éviter tout effet d’attroupement qui ne ferait qu’irriter les clients. Il est prouvé que les individus passent moins de temps dans les espaces de vente saturés de monde », explique Nico Heuvinck.
Un instinct animal
Nico Heuvinck et ses coauteurs se sont appuyés sur la théorie du gradient de but, développée dans les années 1930. Il s’agissait d’observer comment un rat modifiait sa vitesse de déplacement à mesure qu’il approchait de son objectif, un bout de fromage placé au bout d’un parcours. Les chercheurs divisaient leur parcours en segments d’égale distance et observaient que les animaux accéléraient à mesure qu’ils approchaient du fromage. Tout cela serait une histoire de motivation : à mesure que le rat se rapproche de l’objectif, sa motivation à l’atteindre augmente et il accélère. « Les êtres humains réagissent-ils au changement de distance et à la perception du changement de distance, de la même manière que les rats ? », s’est interrogé Nico Heuvinck. Et dans quelle mesure sommes-nous influencés par ce type de mécanismes automatiques et non des choix délibérés ?
Les êtres humains et l’incidence du gradient de but
« De multiples exemples dans la littérature académique montrent que nous autres êtres humains sommes sensibles à l’effet du gradient de but, développe-t-il. Prenons l’exemple des programmes de fidélité chez le traiteur chinois ; vous cumulez un certain nombre de tampons avec l’objectif de gagner un repas gratuit au bout de 10 passages. Au début, il n’y a pas urgence à cumuler ces fameux tampons. Mais à mesure que l’on se rapproche du 10e, il est prouvé que la fréquence d’achat des clients augmente ». L’équipe de chercheurs a voulu savoir si les êtres humains réagiraient également à des marqueurs physiques susceptibles d’influencer leur désir subconscient d’atteindre un but : le bout d’une allée de magasin.
Plus l’allée est longue, plus l’acheteur ralentit sa cadence
Après avoir observé des milliers d’acheteurs en laboratoire et en environnement réel, Nico Heuvinck et ses collègues ont pu cartographier leur vitesse de déplacement. Ils ont modifié la distance entre des lignes de ruban adhésif apposées sur le sol d’une allée et sondé les participants à propos de leur reconnaissance des objets mis en rayon. Les chercheurs ont constaté que plus les lignes étaient proches, plus le consommateur avait le sentiment que le bout de l’allée était éloigné et ralentissait le pas. C’est aussi dans ce cas de figure que leur capacité de reconnaissance était la meilleure. « Les résultats sont très clairs ; nous avons pu constater une influence très nette sur la vitesse de déplacement et ce à maintes reprises », ajoute Nico Heuvinck.
Or, le fait d’influer sur la vitesse de déplacement dans un environnement de vente au détail peut impacter les ventes. « Les acteurs de la vente au détail et de la grande distribution ont pour objectif premier de développer leurs ventes. Il faut continuer à étudier comment corréler la vitesse de déplacement des clients dictée par les motifs présentés au sol et les ventes », conclut Nico Heuvinck. Mais il concède aussi que les consommateurs sont influencés par de nombreux facteurs extérieurs dans leur démarche d’achat. C’est pourquoi démontrer ladite corrélation peut s’avérer difficile.
Applications pratiques
« Nos conclusions peuvent aider à moduler les vitesses de déplacement des clients dans différentes zones d’un espace de vente, conclut Nico Heuvinck. Il est possible d’utiliser des lames de parquet ou carreaux de carrelage de différentes tailles ou bien d’insérer des planchers intermédiaires pour délimiter différents espaces au sol. Nous nous sommes focalisés ici sur le sol, mais nous pensons que le même effet se vérifierait avec un partitionnement des murs ou du plafond, en modifiant la longueur des rayonnages ou encore la distance entre les éclairages. Le partitionnement peut influencer les habitudes d’achat et doper les ventes ». Le chercheur note par ailleurs que ses travaux ne s’appliquent pas de manière exclusive à l’univers de la vente au détail : « Nous pouvons imaginer d’autres applications dans tous les endroits dans lesquels nous avons besoin de maîtriser les flux de passage, c’est-à-dire tous les espaces publics très fréquentés comme les musées, les gares et les aéroports ».
*Altering speed of locomotion, the Journal of Consumer Research (October 2016). Bram van den Bergh (Rotterdam School of Management, Erasmus University), Nico Heuvinck (IÉSEG), Gaby A. C. Schellekens, and Iris Vermeir (Ghent University).