Quand la pression subie par les middle managers engendre manquements à l’éthique et données erronées
D’après un entretien avec João Vieira da Cunha et son article « Middle Managers and Corruptive Routine Translation: The Social Production of Deceptive Performance », cosigné avec Niki A. den Nieuwenboer et Linda Klebe Treviño (Organization Science, octobre 2017).
João Vieira da Cunha s’intéresse à la pression exercée par la direction des entreprises sur les employés et middle managers. Il montre que, dans la vente, cette pression peut conduire les middle managers à inciter les collaborateurs à déformer les chiffres pour tenir leurs objectifs. La stratégie de l’entreprise repose alors sur des données biaisées, calculées pour impressionner plutôt que pour informer.
Biographie
João Vieira da Cunha est professeur en management des systèmes d’information et directeur de la recherche à l’IÉSEG School of Management. Il est titulaire d’un doctorat du Massachusetts Institute of Technology (MIT) aux États-Unis. Il a commencé son parcours d’enseignant à la Nova School of Business and Economics avant de prendre la direction de l’institut de recherche et d’études doctorales de l’Universidade Europeia de Lisbonne au Portugal. Ses travaux de recherche portent sur le leadership et la transformation digitale des entreprises, ainsi que sur la mise en œuvre et l’impact des systèmes d’information.
Méthodologie
Sur une période de 15 mois, le professeur Cunha et ses coauteurs ont réalisé une étude ethnographique sur un point de vente de solutions de télécommunications. Pour comprendre comment étaient produites les données de performance des commerciaux, ils ont interrogé 121 personnes, pris des notes sur une base quotidienne lors de phases d’observation, de conversations et de réunions, et réuni plus de 3 000 pages de documents. Ils ont constaté que les données communiquées pouvaient donner une version faussée de la réalité, les employés pouvant être incités par les middle managers à déformer les résultats de vente pour remplir les objectifs.
Atteindre les objectifs, vendre plus que la concurrence, plus que ses collègues… voilà le quotidien de tout commercial. Cette course aux chiffres est souvent encouragée, employés et managers touchant des primes pour objectifs atteints. Mais, dans ce contexte, les chiffres de vente qu’ils communiquent sont-ils toujours conformes à la réalité ? Et ces commerciaux sont-ils effectivement motivés par les incitations financières ? Non, répond dans les deux cas João Vieira da Cunha.
Nourrir le monstre
« Les employés peuvent se plaindre de devoir ‘nourrir le monstre’, explique le professeur Cunha : alimenter les logiciels de gestion de la relation client (CRM). Dans le même temps, leurs supérieurs veulent quant à eux présenter une image de réussite de leur équipe en affichant des ventes élevées. Les managers peuvent ainsi être poussés à fausser leurs résultats ». Le chercheur précise toutefois que « les chiffres communiqués ne correspondent pas à des ventes factices. Il s’agit de commandes bel et bien passées, mais à l’initiative des clients et non décrochées par un commercial. Ils dressent donc un portrait de l’efficacité des commerciaux plus performant que la réalité ».
Lors d’une étude ethnographique réalisée pendant 15 mois dans un point de vente de solutions de télécommunications, le professeur Cunha a récolté des informations auprès des employés, des middle managers et de la direction générale pour comprendre comment étaient produites les données relatives à la performance et comment elles étaient utilisées. Il a constaté que, face à l’excellence des chiffres, la direction avait décidé de réduire la force de vente sur le terrain pour recruter plus de commerciaux sédentaires. Pourtant, dans la réalité, ces commerciaux n’étaient pas vraiment à l’origine de toutes les ventes, ils se contentaient souvent de reporter leur nom sur les commandes des clients.
Les motivations derrière les fausses déclarations de résultats sont complexes
« En faisant ces déclarations trompeuses, les employés ne courent pas nécessairement après les récompenses financières, explique João Vieira da Cunha. Ils regrettent au contraire une démarche qui, d’une part prend du temps, et d’autre part est contraire à l’éthique. Les middle managers se plaignent quant à eux de la pression exercée sur eux par des objectifs trop ambitieux ». Et même quand l’objectif est atteint, alors que la tendance à « gonfler » les chiffres devrait normalement s’arrêter, la pression augmente encore parce que la direction générale décide de revoir à la hausse les objectifs du trimestre suivant. « Membres de la direction générale, middle managers et employés participent ainsi collectivement à la création de données erronées. Personne ne souhaite en arriver là, mais ils ont le sentiment de ne pas avoir le choix ».
Distinguer évaluation et prise de décisions stratégiques
Le reporting des chiffres de vente (qui grignote sur le temps qu’un commercial consacre à son vrai métier : vendre !) doit normalement aider à orienter la stratégie de l’entreprise. Mais les membres de la direction ont-ils bien conscience que ces données sont probablement présentées de manière à les impressionner ? Selon João Vieira da Cunha, le problème vient du fait que les mêmes données sont utilisées pour prendre les décisions stratégiques et pour évaluer les employés. Selon lui, ces deux aspects devraient au contraire être séparés. « Evaluation du leadership et développement des collaborateurs ne devraient pas se réduire à une course à la performance basée sur les chiffres. Un coach sportif impose-t-il des objectifs intenables à ses poulains pour les pousser plus loin ? Non, il les encourage et les soutient. Lorsqu’on évalue les individus sur la base des chiffres utilisés pour définir la stratégie de l’entreprise, ils s’inquiètent de ce que ces chiffres révèlent sur eux et se sentent contraints de tenir les objectifs. Pour remédier à ce phénomène, il faut séparer l’évaluation du leadership et le développement des collaborateurs de la collecte de données à des fins stratégiques et décisionnelles. Si nous devons utiliser les chiffres pour évaluer les individus, cela doit être fait dans un but de formation et de développement. »
Applications pratiques
« Dans certains cas, certains employés peuvent se révéler malhonnêtes ou bien la structure interne peut générer trop de pression et conduire à des comportements contraires à l’éthique, explique le professeur Cunha. Dans tous les cas, les entreprises qui ont fait l’erreur d’embaucher ce type de personnes ou qui se heurtent à des difficultés avec le mécanisme de primes peuvent remédier au problème en recrutant d’excellents leaders aux postes de middle managers. Ils peuvent alors lutter contre les travers liés aux objectifs trop ambitieux et s’engager aux côtés de leurs employés ».
*“Middle Managers and Corruptive Routine Translation: The Social Production of Deceptive Performance,” Organization Science, 2017, Niki A. den Nieuwenboer (The University of Kansas School of Business), Joäo Vieira da Cunha (IÉSEG), Linda Klebe Treviño (Smeal College of Business at The Pennsylvania State University).